Après une soirée à l'opéra, des notables dînent chez un ami. Tout se passe à merveille jusqu'à ce qu'une volonté mystérieuse les empêche de sortir du salon. La situation bloquée se poursuit pendant plusieurs jours...
Le début des années 1960 est pour Luis Bunuel une période de retour en grâce, notamment en Espagne, son pays d'origine. En effet, il l'avait quitté dans les années 30, avec l'arrivée au pouvoir du dictateur Franco, et il s'était réfugié aux États-Unis. Il trouva des opportunités de travail au Mexique, où il bâtit une solide carrière de metteur en scène à partir des années quarante, recevant critiques favorables et récompenses internationales. En 1960, l'Espagne lui ouvre de nouveau ses portes et il y réalise VIRIDIANA, charge anticléricale qui reçoit une Palme d'Or à Cannes. Ce métrage fait scandale en Espagne et Bunuel retourne au Mexique en 1962 pour réaliser L'ANGE EXTERMINATEUR qui s'en prend cette fois à la grande bourgeoisie, une autre de ses têtes de turc favorites.
L'ANGE EXTERMINATEUR commence par une réception bourgeoise et guindée où Bunuel relève déjà les mesquineries échangées à voix basse. Des détails insolites font glisser ce dîner vers une ambiance étrange. Un personnage répète deux fois la même phrase, des animaux circulent dans les cuisines.
Les invités se rassemblent pour écouter un récital de piano au salon. Cette inévitable étape de la soirée bourgeoise grippe mystérieusement et les convives se trouvent désormais incapables de sortir de la pièce, séparée du reste de la maison par deux rideaux ouverts comme sur une scène de théâtre. La situation se poursuit pendant des jours tandis que les policiers et les passants sont empêchés de pénétrer dans la demeure par la même force mystérieuse qui garde les notables captifs. Le reste de la maison est envahie par des brebis et un ours. Toute cette première partie du film évoque L'ÂGE D'OR et son concert de musique classique.
L'essentiel de L'ANGE EXTERMINATEUR nous raconte la dégradation des relations entre ces architectes, médecins, artistes... comme la situation du groupe va de mal en pis. Le vernis de la civilisation et de la politesse se brise et laisse éclater les jalousies, les folies latentes et les brutalités. Incapables de se montrer intelligents et solidaires, les reclus craquent et s'abandonnent à des crises de désespoir ou à des élans mystiques ridicules. Bunuel les filme avec une distance froide, comme il examinerait des insectes. Son style se compose essentiellement de brefs mouvements de caméra secs et de plans serrés. Seuls sont filmés avec chaleur les deux amants assez courageux pour se suicider, serrés l'un contre l'autre, plutôt que de rester prisonniers de l'indémêlable situation.
Bunuel dénonce ici les rituels bourgeois dans lesquels les notables se laissent piéger, tels les brebis courant vers leur bourreau. La situation de L'ANGE EXTERMINATEUR n'est pas plus absurde que les interminables et vaines soirées dans lesquelles s'échangent des propos anodins et vains. Pour le réalisateur, le style de vie bourgeois, son inféodation à des rituels sociaux sclérosés, sont les ennemis mortels de l'amour et de la liberté.
Pour finir, Bunuel lâche une dernière salve sur une autre cérémonie absurde et abêtissante : la liturgie catholique. Religieux et fidèles se retrouvent captifs d'une église comme les bourgeois l'étaient de leur salon. Et les moutons se ruent encore dans l'édifice sacré.
Avec ce huis-clos fantastique étudiant la décomposition absurde des relations humaines dans des situations de panique, L'ANGE EXTERMINATEUR annonce avec acuité tout un pan du cinéma fantastique à venir, celui mettant en scène des groupes d'individus assiégés par une menace surnaturelle et incapable de s'allier efficacement contre elle. Nous pensons par exemple à LA NUIT DES MORTS-VIVANTS ou THE MIST, où des groupes de survivants cèdent aux élans de folie et de médiocrité au lieu de s'allier pour survivre.
Nous pourrions reprocher à L'ANGE EXTERMINATEUR de tourner parfois un peu en rond, comme ses captifs. Mais Bunuel signe néanmoins ici une formidable exhortation à vivre libre comme des hommes, et non entravés comme les bêtes obéissantes vouées à l'abattoir.