Mark Lewis travaille le jour comme opérateur dans un studio de cinéma et arrondit ses fins de mois le soir en prenant des photos pornographiques vendues sous le manteau. Obsédé par le voyeurisme et la peur, il décide de réaliser le film absolu. Pour cela, il tue des femmes avec son pied de caméra affûté comme un couteau, en filmant l'agonie de ses victimes. Une rencontre avec sa voisine bouleverse ses plans...
Avec les succès de la Hammer, produire des films d'horreur à petits budgets dans des petites structures, en bousculant certains tabous, permet d'engendrer des succès rentables. Il se passe alors une chose étonnante durant la première moitié des années 1960 : des réalisateurs venus d'horizons totalement éloignés de la série B et de l'épouvante vont s'aventurer sur ce créneau. Ainsi, des figures majeures d'Hollywood, couronnées d'Oscars et associées aux plus grandes Stars et studios, tournent des petites productions d'épouvante. Comme Hitchcock avec PSYCHOSE, William Wyler avec L'OBSEDE ou Robert Wise avec LA MAISON DU DIABLE. Non seulement l'horreur connaît de multiples succès commerciaux, mais le regard critique et artistique sur le genre change. En Grande-Bretagne aussi, des réalisateurs inattendus apportent leur pierre à l'édifice de l'épouvante, comme Jack Clayton, figure du « free cinema » anglais (équivalent de notre Nouvelle Vague) qui va proposer LES INNOCENTS.
Michael Powell devance ces exemples avec LE VOYEUR. Ce célèbre réalisateur anglais commence sa carrière dans les années 1930 en tournant de multiples films à petits budgets, avant de monter en puissance en collaborant avec le grand producteur Alexander Korda (notamment sur le classique du fantastique LE VOLEUR DE BAGDAD). Puis, il s'associe avec le scénariste et producteur Emeric Pressburger pour tourner de nombreux films en couleurs. Certains, liés à la danse ou à l'opéra, font la part belle à l'étrange et à un usage élaboré des couleurs, comme LES CHAUSSONS ROUGES ou LES CONTES D'HOFFMANN. Cette collaboration Pressburger/Powell s'étale sur une quinzaine d'années et recueille Oscars et récompenses de prestige.
A la fin des années 1950, Michael Powell décide de produire seul un film, LE VOYEUR. L'idée paraît bonne : le cinéma d'horreur est en vogue outre-manche, un tel projet n'est a priori pas onéreux... Mais ce métrage est mal accueilli. Il fait scandale avec son histoire trop « malsaine ». La carrière de Michael Powell périclite suite à ces problèmes et LE VOYEUR, seul film d'horreur de sa carrière, disparaît vite des radars. Dans les années soixante-dix, Martin Scorsese fait redécouvrir les films de ce réalisateur aux États-Unis. Depuis, LE VOYEUR a largement gagné ses galons de classique du cinéma.
L'acteur qui joue le maniaque est un choix surprenant. L'Allemand Karlheinz Boehm, qui incarne l'Empereur François-Joseph dans la série autrichienne des SISSI avec Romy Schneider, passe du statut de jeune premier romantique idéal à celui de psychopathe introverti, traquant ses proies sous le déguisement trompeur d'un gentil jeune homme. Faussement lisse et vraiment trouble, il arpente le Londres interlope engoncé dans son duffle-coat. Un des intérêts du VOYEUR est son portrait pittoresque du Londres du vice dans les années 50 et 60, avec ses boutiques et ateliers photos clandestins, sa prostitution. Tout un univers sordide très british rappelant l'étonnant LES FORBANS DE LA NUIT de Jules Dassin, classique du Film Noir se déroulant dans les milieux louches de la capitale britannique.
Le caractère le plus étonnant du VOYEUR est bien entendu l'utilisation de la caméra comme d’une arme. Il ne s'agit pas là d'un gadget : le récit décrit son maniaque de l'image avec beaucoup d'intelligence et de détails. Les meurtres, rares, sont magistralement filmés. Powell nous raconte le parcours de ce voyeur en cherchant les origines de sa folie dans son enfance (son père l'utilisait comme cobaye pour des expériences sur la peur, expériences qu'il filmait et enregistrait). On insiste sur le fétichisme entourant les objets utilisés au cinéma : les projecteurs, les caméras, la pellicule et même le fauteuil du réalisateur. Tout ces objets sont mis en valeur et s'insèrent dans le rituel meurtrier mis en place par l'assassin autour de ses victimes. LE VOYEUR décrit aussi sans complaisance le milieu du cinéma dans lequel Mark travaille : actrice stupide, producteur près de ses sous, réalisateur cruel...
Il y a une petite baisse de rythme au milieu du film, et un numéro musical fait une intrusion un peu déplacée. Mais LE VOYEUR est tout de même passionnant, surtout dans la description minutieuse de ce personnage de voyeur fasciné par la mort et la peur, portrait d'une obsession profonde et morbide. S’il est un échec commercial, LE VOYEUR précède de quelques semaines PSYCHOSE de Hitchcock, œuvre non moins malsaine mais qui, elle, va connaître un succès commercial phénoménal, lançant une grande vague de films de psychopathes et de serial killers en tous genres ! Par son exploration élaborée et moderne des psychoses de son tueur en série, LE VOYEUR est donc un film précurseur. Son association ambigüe entre la mort, le voyeurisme, l'art en général et le cinéma en particulier, va certainement infuser dans les filmographies de réalisateurs de la génération suivante, comme Dario Argento ou Brian De Palma.