Etrangeté filmique, le dernier né d'Hélène Cattet et Bruno Forzani, les géniteurs du sublime AMER, est un espèce de vilain petit canard, un ovni dans le paysage cinématographique francophone, un chant du cygne dédié au Giallo et à la sensualité, une expérience étonnante.
A l'instar de leur précédent travail, on sent le film sans concession qui ne laissera pas son spectateur indemne. La recherche expérimentale se veut ici, plus encore qu'avant, jusqu'au boutiste et sans compromis. Le plaisir passe par la souffrance, l'interrogation, le doute, et sans nul doute l'émerveillement aussi. Oscillant entre expérimental complètement barré et l'hommage passionné à un cinéma de genre disparu, cette espèce hybride est à mi-chemin entre le travail de Gaspar Noé et celui d'un David Lynch plus porté sur les fantasmes que les rêves. Tout restant dans cette atmosphère complètement Argentesque en forme de lettre d'amour dédié au cinéma transalpin, sauf qu'à l'inverse de AMER qui avait une douceur nostalgique, celui-ci a du piquant et un côté complètement maso assumé jusqu'au bout des talons aiguilles.
L'ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS est directement héritée de SUSPIRIA. Presque trop. Le film ne pouvant que souffrir de la comparaison. C'est le choix des lieux, le choix d'une dédicace à l'art nouveau qui se transforme progressivement en hommage émouvant. Et bien qu'on quitte ces hommages, au bout d'un moment, on finit par les retrouver. La lumière, l'enfoncement du héros au sein des entrailles de la maison étrange, et des habitants de derrière les murs, d'au-dessus des plafond, impossible de ne pas penser à son aîné et bien évidemment à INFERNO. Impossible ne pas y voir un hommage béat qui par naïveté s'est trop ancré dans une lettre d'amour et pas assez dans une oeuvre à part entière.
Ainsi on tend à retrouver les mêmes défauts que dans AMER, un manque d'équilibre, pas assez de prise d'indépendance par rapport au genre et aux aînés à qui ils rendent hommage. Cependant L'ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS va bien plus loin que le précédent. Si l'hommage est encore évident, l'aspect expérimental est encore plus présent, la sensualité effleurée dans le second chapitre ainsi que le troisième de AMER est ici le cœur du film, tout n'est que sensualité, tout n'est qu'expérimentation.
Cette expérimentation à tous les niveaux donne un côté un peu «bâtard» du début à la fin, les prises de vues souvent inégales, parfois frôlant le sublime, parfois frôlant le désastre. On se cherche, on tâtonne jusque dans l'écriture. Parfois on perd le spectateur, quand on sort de l'immeuble, quand on s'attache à l'histoire de personnage secondaire. Une errance s'installe mais elle n'est pas assez marquée sans doute parce que le sujet n'est pas là. Il est dans les mystères et les soupirs, dans la sauvagerie des plans jaillissant de nulle part, des séquences en noir et blanc, une écriture très Lynchéenne dans le mélange et la confusion des intrigues croisées de ses personnages.
Il y a un aspect farouche, comme si le film ne voulait pas se laisser comprendre, se laisser amadouer... Il se refuse au spectateur, le boude puis lui laisse entrevoir un fragment, un tout petit morceau, comme une femme fatale qui séduit avant de s'enfuir dans une nuit mystérieuse et fiévreuse. Il y a un désir omniprésent, cela transpire partout, des fantasmes, de l'étrangeté, et de nombreuses irrégularités qui rendent l'ensemble difficile à visualiser dans son intégralité. Le film possède malheureusement un côté étouffe chrétien, comme si à vouloir trop bien faire, on s'était perdu au milieu de la course. Mais peut-être qu'il s'agissait du but de ses auteurs ?
Cependant, la balade n'est pas uniquement visuelle. Le son a une importance rarement atteinte au cinéma. Sensoriel jusqu'au bout des ongles, les deux auteurs s'attachent presque plus à la bande sonore qu'à l'image. Rien ne vous sera épargné, car L'ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS vient frotter du verre pilé contre nos oreilles, ça saigne, ça fait mal, cela en devient est sublime.
Abyssale, jusqu'au-boutiste, effleurant souvent le chef d'oeuvre pour soudainement brusquement s'en éloigner. On sent une oeuvre qui se cherche, des auteurs loin de se contenter de faire ce qu'ils sont capables d'accomplir, poussent leur art dans ses derniers retranchements, quitte à s'en tirer avec quelques bosses par ci par là. Il y a de l'audace, il y a de l'arrogance, et sans nul doute de l'insolence. Mais c'est ce qui rend l'expérience aussi belle. Et cela finit par nous emporter dans ce monde étrange, plein de couleur, de cris et de chuchotements.