L'homme aux plus de 200 films, Jesus Franco est, durant les années 70, dans une période où il travaille activement pour le producteur Robert De Nesle. LE MIROIR OBSCENE se trouve ainsi coincé entre des œuvres plus ou moins réussies comme le magnifique LA COMTESSE NOIRE, le curieux EL MISTERIO DEL CASTILLO ROJO ou le plus anecdotique TENDRE ET PERVERSE EMMANUELLE, voire même l'horrible LES EXPLOITS EROTIQUES DE MACISTE DANS L'ATLANTIDE. Avec des quelques titres, toutes les facettes du miroir Franco sont ainsi exposées...
Depuis quelques années, le réalisateur tenait à coeur de réaliser AL OTRO LADO DES ESPEJO (littéralement «Au-delà du miroir»). Mais en raison de la co-production française du métrage, le film devient bicéphale au moment de sa sortie sur notre territoire. Le métrage se retrouve ainsi truffé de nouvelles scènes tournées pour l'occasion, jusqu'à dénaturer le propos initial du film. Ainsi nait LE MIROIR OBSCENE, film connu aussi dans nos contrées sous le titre LE MIROIR COCHON. De ce fait, à force de tripatouillage avec le producteur français, le film se verra affublé d'une histoire complémentaire donnant une sœur de l'héroïne. Absente de AL OTRO LADO DEL ESPEJO, Lina Romay fait son entrée au même titre qu'une bonne louchée de lesbianisme olé olé particulièrement vendeuse à l'époque. La comédienne joue le rôle de Marie, la sœur suicidée d'Ana/Annette (la sublime Emma Cohen) qui entre en dépression et commence à voir Lina dans son miroir. Ce qui la pousse à partir de la maison de son père (Howard Vernon) et profiter du monde de la nuit où elle rencontre des hommes qu'elle finit par tuer.
Avec ses 92 minutes, le récit chamboule pas mal d'éléments de la version initiale. Si Franco bénéficie de moyens supérieurs à des productions comme LA COMTESSE PERVERSE ou PLAISIR A TROIS, il ne peut s'empêcher de retomber dans les affres de l'exploitation à base de gros plans sur la foufoune de Lina Romay, de caresses lesbiennes endiablées, d'un accouplement mâle au cul poilu et d'une pipe... Donc faites attention, le plan est ouvertement pornographique, l'acte étant exécuté en gros plan par Lina Romay. Le scénario fait un numéro d'équilibriste et de chamboul'tout sur les éléments existants de la version espagnole. Le pire demeurant que cette réécriture de AL OTRO LADO DEL ESPEJO fonctionne. De manière tronquée mais le film trouve tout de même son propre rythme. LE MIROIR OBSCENE excise ainsi une dizaine de minutes pour y rajouter en fait environ cinq à six minutes d'érotisme et le plan résolument pornographique déjà cité. Dans le montage français, au travers d'un miroir, la sœur décédée prend à témoin une Annette déboussolée. Qui dit perte de boussole, dit visions sexuelles, forcément. Tout du moins pour le marché français. Ici, Jesus Franco se livre à un remontage de puzzle adroit, redistribuant les scènes parfois de manière non-chronologique. De façon à justifier les scènes chaudes qui sont le point d'orgue des «crises» d'Annette. La mort d'Howard Vernon, qui disloque la vie d'Ana/Annette, se substitue ici à celle de sa sœur Marie. Et l'inceste d'origine, tendance complexe d'Electre, glisse vers celui des deux sœurs pour ce MIROIR OBSCENE français.
Il reste utile de préciser qu'hormis le caviardage porno de la version transalpine, il existe une autre version plus ancienne. Celle sortie il y a une trentaine d'années en VHS chez Videobox. Cette autre version offre non seulement un métrage plus court d'une dizaine de minutes mais également d'autres scènes et d'autres personnages. Enfin, la copie française projetée à la Cinémathèque le 20 juillet 2008 dans le cadre de la rétrospective Jesus Franco avait une durée de 84 minutes (ce qui expliquerait donc la durée de la VHS VideoBox). Ceci dit, avec Jesus Franco, cette myriade de films aux versions tournées, retournées et trafiquées n'a rien de bien étonnant.
Le générique français crédite le scénario et l'adaptation à Jesus Manera Franco, tandis que l'espagnol fait apparaître Nicole Guettard comme auteur de l'histoire originale. Si on ajoute Jean-Claude Carrière dans un shaker, visiblement le projet aurait démarré avec lui selon Alain Petit, il faudra faire la part des choses entre obligations de co-production et aléas de la distribution française pour attribuer véritablement la paternité du sujet et du traitement. Orthographié «Quikoine» au générique de la version espagnole, un cinéaste bien connu du cinéma érotique assure ici le montage, Gérard Kikoïne.
Si on retrouve quelques habitués de la tribu Franco, comme Alice Arno, Howard Vernon ou encore Wal Davis, les noms de Françoise Brion et Philippe Lemaire étonnent grandement. Cela évoque tout d'abord un budget plus conséquent ce qui transparaît à l'écran en raison de la diversité des décors, du soin apporté à la photographie de l'île de Madère ou encore aux cadrages à l'exception des scènes de fesse, filmées à la hache. On sent aussi une plus grande implication dans le récit et dans la construction des personnages. Même si elle a déjà tourné avec Jesus Franco dans CARTES SUR TABLE, il faut se souvenir que Françoise Brion est plus largement rattachée à la Nouvelle Vague ou des films plus populaires comme LA BLONDE DE PEKIN, ALEXANDRE LE BIENHEUREUX, UN BEAU MONSTRE ou encore des projets fantastiques plus curieux comme LES SOLEILS DE L'ILE DE PAQUES, voire déroutant comme LE SOURIRE VERTICAL de Robert Lapoujade. Il en va de même pour Philippe Lemaire, ancien jeune premier français des années 50 dont la carrière populaire s'est quelque peu dégradée en 1973 mais dont le nom reste porteur. Pour finir, les amateurs de Bis auront repéré le nom de Ramiro Oliveros connu sous le pseudo de Ray Williams. Un comédien qui a écumé nombre productions espagnoles mais également LA RAGAZZA DAL PIGIAMA GIALLO en 1977, CANNIBAL APOCALYPSE d'Antonio Margheriti ou encore deux oeuvres de Matt Cimber avec Laurene Landon : HUNDRA et A LA POURSUITE DU SOLEIL D'OR. Du tout bon, donc !
Le montage original espagnol était resté jusqu'à présent inédit en France. On peut donc le découvrir dans une édition DVD parue chez Artus Films. Une aubaine puisqu'il s'agit probablement de l'une des plus belles œuvres de son auteur. Une poésie surgissant d'UNE VIERGE CHEZ LES MORTS-VIVANTS, nimbé d'instants où le fantastique fait doucement irruption, à la manière de LA COMTESSE NOIRE – dont l'ile de Madère était déjà le lieu où se déroulaient ces digressions de la réalité. On se situe ici plus dans un drame psychologique mâtiné de fantastique aux confins de la psychanalyse. Un complexe d'Electre en voie mortifère, sorte de rêverie d'une promeneuse solitaire à des années lumières des délires sexuels du MIROIR OSBCENE. Une œuvre existentialiste ?
Après la vision du MIROIR OBSCENE, découvrir AL OLTRO LADO DEL DESPEJO apparaît comme une délivrance. Car le spectateur réalise non seulement qu'il a été berné du fait du sens premier du film, mais également qu'il tient devant ses yeux une véritable pépite filmique. En fait, AL OTRO LADO DEL ESPEJO possède une écriture cinématographique d'une finesse étonnante et d'une direction d'acteurs au diapason ; Si l'on omet l'ignoble Wal Davis et un Howard Vernon manquant de naturel, on constate d'abord qu'Alice Arno est avant tout une actrice remarquable. Au même titre que Françoise Brion, et que sans effeuillage, elle possède une présence vibrante à l'écran. Jesus Franco semble débarrassé de ses tics parfois énervants : ses zooms et cadrages hasardeux, entre autres. Ici, c'est avant tout les qualités techniques qui sautent aux yeux. L'escapade de l'héroïne, oscillant entre des milieux jazz et bourgeois, renforce quelque peu sa schizophrénie plutôt que d'échapper à l'image d'une famille qu'elle souhaite oublier. Débarrassé des oripeaux érotico-mercantile de la version française, le film gagne en épaisseur et en sérieux. En filigrane, une théâtralisation du macabre. La symbolique religieuse (critique ? mythologie contemporaine ?) diffuse des éléments fascinatoires, en opposition directe avec le père incarné par un Howard Vernon paternaliste et prompt au catholicisme. La dernière image renforce ce statut aliénant d'une femme en proie à une figure masculine trop présente. Cette scrutation du monde des apparences se rapproche inexorablement de VENUS IN FURS, UNE VIERGE CHEZ LES MORTS-VIVANTS voire même VAMPYROS LESBOS et son mannequin venant à la vie.
Petit événement avec l'arrivée d'une double DVD du MIROIR OBSCENE puisque Artus Films propose de voir les deux montages, le français et l'espagnol. Les deux copies présentées par l'édition française sont disponibles en 16/9ème, avec cadrage 1.85:1 pour la version française et 1.77:1 pour la version espagnole. Cette dernière affiche pour sa part 95 minutes et 23 secondes au compteur. Une belle opération de nettoyage pour ces deux copies, car la remasterisation se révèle plus que correcte même si des différences notables se repèrent assez facilement. La présence des deux versions permettra aux plus facétieux de jouer au jeu des sept erreurs entre les deux métrages. On dit sept mais elles sont bien plus nombreuses et pas seulement sur la quantité de chair féminine et de degré de déshabillage d'Emma Cohen. Le dépeçage de la version espagnole démarre à 2mn34 sur la version française, par un plan de Wal Davis qui n'intervient qu'à 6mn47 dans le métrage espagnol. Et ce n'est que le début !
Concernant les deux films sur chacun des disques présents dans cette édition «collector», on ne remarque pas de traces de compression notable, ni d'effet de peigne ou d'autres artefacts envahissants. Pas mal de poussières blanches parsèment le générique de début sur la version espagnole mais les contrastes y sont bien meilleurs et la tonalité générale est plus claire, plus lumineuse. La copie française se vautre régulièrement dans un rendu plus sombre, voir en ce sens le gros plan d'Howard Vernon à son bureau. La copie espagnole permet de distinguer de meilleurs détails au niveau du triptyque au dessus du bureau, un contour plus net des éléments et une teinte de peau plus naturelle. Le master d'origine français n'est pas d'une grande qualité, on imagine donc que cela sera la meilleure copie à date qu'il sera possible de visionner. Le gros plan sur Howard Vernon à 1mn44 sur la version espagnole comparé à celui du montage français ou encore le plan complètement flou d'Emma Cohen sur la scène du théâtre (disque 1 à 40mn20) renforce ce sentiment : la source espagnole et le disque 2 s'avèrent les meilleurs haut la main. En fait, la copie française (disque 1, donc) pêche par son manque de définition chronique, une précision hasardeuse et une mauvaise gestion des contrastes & palette de couleurs.
La piste française (dolby mono encodé sur deux canaux) bénéficie tout d'abord d'une bande originale composée par André Bénichou, alors que ce fut l'argentin Adolfo Waitzmann, auteur de la superbe composition pour PENSIONE PAURA, qui s'occupa de la version espagnole. Pas vraiment étonnant, compte tenu de la volonté de faire du MIROIR OSBCENE un film plus passe-partout pour l'exploitation franchouillarde. La compo de Waitzmann verse dans un côté mécanique cassée – amusée puis mélancolique et triste, que ne possède pas celle de Bénichou. La piste espagnole, également en dolby mono sur deux canaux avec des sous-titres français amovibles, s'avère plus riche en environnement sonore, plus précise et mieux équilibrée dans son approche de l'accompagnement musical. Le doublage français manque en effet de relief sonore par rapport à son compagnon ibère. La scène de dialogues entre Howard Vernon et Wal Davis (à la 5e minute sur le disque 1 et à la 8e minute sur le disque 2) est emblématique : la piste française demeure sourde, les dialogues plats et surtout, il n'y a plus aucun bruitage. La piste espagnole offre un relief assez riche (bruitage des pas, environnement sonore naturel) et des dialogues plus aigus, moins étouffés : beaucoup plus agréable à l'oreille. Spain : Twelve Points… l'Espagne : douze points.
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Les autres bonus présents sont les bandes annonces de la Collection Jess Franco chez l'éditeur. Tout du moins, le film annonce des INASSOUVIES (en anglais non sous-titré), des extraits de films pour SUMURU et PLAISIR A TROIS, entre autres. L'autre morceau de choix reste l'intervention de l'indispensable Alain Petit dans un documentaire tourné pour l'occasion. Est-ce la source qui se tarit ou non, ce bonus informatif démarre solidement mais nous paraît moins intéressant qu'à l'habitude, se terminant par un catalogue à la imdb.com des filmographies des intervenants. C'est quelque peu dommage. Mais il revient tout de même largement sur l'histoire de la création de ce MIROIR OBSCENE et l'étrange parcours du métrage depuis 1965 jusqu'aux inserts érotiques qui modifièrent considérablement la version originale espagnole nommée AL OTRO LADO DEL ESPEJO.
Comme l'héroïne, le film est schizophrène, doté de deux visages radicalement différents. Alors que si proches dans leur essence. Une dualité (in)attendue de par l'exploitation cinématographique voulue en 1973 par le producteur français, un marché aux abois – et un auteur profitant d'un monde de possibles. Un tour de force made in Franco, un de ses meilleurs. Cette édition Artus est donc recommandée.