Un groupe de six amis tentent de rejoindre la région d'Osterdalen, dans l'est de la Norvège, pour retrouver Bjorn (Per Lillo-Stenberg), le frère de Liljan (Henny Moan). Retranché dans son chalet isolé, il semble cependant avoir disparu. A leur arrivée, une présence se fait sentir. D'aucuns mentionnent alors la légende de Tore Bråvik (Leif Sommertsad), un homme jaloux de sa sœur. Avec un léger penchant incestueux, il la tua elle et son fiancé à coups de hache et jeta les corps dans le Lac Bleu, à proximité du chalet. La légende indique qu'il hante le lac après s'y être suicidé et y entraine quiconque s'en approche.
DE DØDES TJERN (littéralement "Le Lac de la Mort") est un des rares films fantastiques norvégiens du XXème siècle et datant de 1958. Devenu même un classique avec le temps, ressorti en DVD chez Nordisk Films dans sa collection «Norske Klassikere». Ecrit et réalisé par Kåre Bergstrom, un auteur à la carrière discrète, sept films en vingt ans. Il œuvrera encore une fois dans le cinéma de genre avec le plus rare KLOKKEN I MÅNNESKIN en 1964 ("Les horloges dans le clair de lune"). Il choisit de tourner en noir et blanc et AgaScope, un dérivé du CinémaScope utilisé en Hongrie, en Suède et en Norvège. Il s'inspire pour cela avec l'acteur Henki Kolstad du livre éponyme de Bernhard Borge (pseudonyme du co-scénariste André Bjerke) qui se trouve aussi être le nom du héros principal du film... un écrivain de romans policiers. A l'arrivée, DE DØDES TJERN est une découverte surprenante !
Le film commence comme une comédie d'un écrivain terminant son nouveau roman policier, lisant le manuscrit à sa femme... et qui se trouve être le film. Il est clair que le réalisateur souhaite jouer avec le spectateur. Mais le ton change de manière imperceptible. Il règne une atmosphère pesante au fur et à mesure que la narration avance. Relayée par une splendide photographie jouant sur les contrastes, les illuminations de visages presque blanchâtres... et le jeu constant que fait le scénario sur la réalité, la fiction, le fantastique et l'horreur. Ce jeu sur la notion de fiction contre réalité rappelle quelque peu ce qu'a tenté par la suite Mario Bava avec LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP.
Le groupe d'amis intellectuels se compose d'un écrivain de romans policiers Bernhard (joué par Henki Kolstad, acteur très connu en Norvège) et de sa femme Sonja, d'un psychanalyste (Bugge), d'un critique littéraire (Mørk) et de Liljan, la sœur du disparu. La lecture du journal intime de Bjorn va provoquer cauchemars, analyses et interprétations. Autant dire que les arguments vont bon train entre le psychanalyste qui souhaite démontrer que la légende n'existe pas et qu'il existe une explication rationnelle (il ne croit pas aux Trolls, ce qui est un comble pour un norvégien) et Bernhard, un peu les yeux et la tête du spectateur, qui est persuadé de la présence du fantôme... et de la possession graduelle de Liljan par celui-ci. Tous les points de vue, rationnels ou non, s'échangent. Et la mise en scène choisit le chemin de l'épouvante pour marquer le coup. Apparitions subites, cris furtifs, ombres menaçantes... encore aujourd'hui, certains plans fonctionnent diablement bien !
La vision du fantôme, sorte de créature hirsute à jambe de bois sortant des eaux, a bien dû effrayer les spectateurs de l'époque. Son apparition cauchemardesque joue à fond la carte du décalage entre la nature tranquille et l'horreur des profondeurs. On le voit peu, mais de manière efficace. La caméra donne à la nature et à l'environnement du lac une personnalité là aussi petit à petit inquiétante, tant et si bien qu'on ne sait plus vraiment si la légende est vraie ou non. Le meurtre suivant la disparition, tout comme la vision de Liljan disparaissant sous la surface du lac ont un impact inattendu pour un film réalisé en 1958. A mille lieux des séries B américaine ou anglaises qui jouaient sur l'effet facile et la maison hantée, le second degré. Ici, il y a quelques touches d'humour (Bernhard, en l'occurrence) Mais elles restent discrètes, tant le récit se concentre sur la construction du suspense et de l'atmosphère. Et pour une fois, les dialogues sont indispensables. Nombreux mais aux réparties justes, à l'humour sous-jacent : de vraies joutes verbales sur fond de surnaturel.
La caméra capte à merveille les splendeurs sauvages de la nature environnante. Un noir et blanc tour à tour révélateur et inquiétant. Le soin du détail étonne quant aux sources de lumières, jusqu'aux reflets du lac sur les personnages. Les plans fixes ou un léger travelling avant sur les eaux à peine tranquilles du lac provoquent les légers frissons attendus. Et la mise en scène réussit à magnifier l'isolement du chalet dans cette nature qui semble provoquer les pires sentiments – ou évènements ? Qu'il s'agisse des rayons de lune qui transpercent les ombres des arbres, ou un plan sous-marin de Sonja plongeant dans les eaux troubles du lac, des craquements des branches, des plantes pourrissant à la surface du lac (à 26mn50), tout devient matière à interprétation pour les protagonistes comme pour le spectateur. On reste certes loin des œuvres récentes plus violentes du cinéma de genre norvégien comme la trilogie des COLD PREY où par ailleurs la nature joue le même rôle inquiétant dans les premier et troisième opus avec la mort qui rôde au tournant d'humains piégés dans l'immensité et la solitude des paysages. Mais plus ici, la nature joue un rôle essentiel dans la construction dramatique, du ressenti jusqu'à la perception du fantôme, de la perte de la raison jusqu'au meurtre. La nature est aux racines même du surnaturel qui plane sur le métrage.
Les fins connaisseurs pourront faire un rapprochement avec le thriller suédois DAMIN I SVATT ("La Dame en Noir") d'Arne Mattsson la même année, mais ce dernier est plus un suspens policier qu'un véritable film fantastique. Bien que bénéficiant de nombreux rebondissements sur les 74 minutes du métrage, DE DØDES TJERN reste un cas à part, à la complexité inattendue. On a même droit à un corbeau animé en stop motion, une étrange noyade, du somnambulisme aux confins de la possession, une touche d'inceste... et une intrigue qui ménagera son suspens jusqu'au bout. Visuellement soigné, tant en terme de cadre que de mise en scène, avec un lac jouant un véritable rôle aux dépens du spectateur qui s'est (peut-être ?) laissé manipuler. Et la conclusion, habile, se termine sur un petit doute pas désagréable.
Bref, ce DVD norvégien sorti depuis dans une collection consacrée aux classiques du cinéma local est une heureuse nouvelle et surtout permet de découvrir un film quasiment invisible hors des frontières scandinaves. Surtout, un très bel apport au cinéma d'épouvante. Certes aux normes dépassées en termes d'effroi à ce jour, mais à la mécanique bien huilée, précise. Arrivée avec quelques années d'avance sur des œuvres comme LA MAISON DU DIABLE de Robert Wise, qui lui ressemble dans son approche du groupe opposant croyances, mythes et rationalité. VILLMARK, un métrage norvégien de 2003 réalisé par Pål Øie (auteur de SKJULT), puisait aussi ses racines et son intrigue dans ce même film-référence. Comme un film suédois récent chroniqué sur le site, MARIANNE, aux ressemblances troublantes dans sa démarche.
Vous l'aurez compris, ce bijou méconnu mérite amplement plus que de la curiosité. Au-delà des échanges entre chaque personnage et chaque point de vue défendu, ce film d'épouvante à la croisée de multiples chemins établi une matrice qui en aura inspiré plus d'un. Fascinant, prenant, ce Lac de la Mort est un classique fantastique, un vrai ! Un éditeur français aura-t-il le courage de le sortir sur notre territoire ?
Le DVD Zone 2 norvégien de chez Nordisk offre un transfert 16/9ème au format 2.40:1, noir et blanc. Le Norsk Filminstitutt a dû restaurer la copie, mais le rendu n'est pas exempt de diverses poussières blanches le long des 73 minutes et 46 secondes du métrage. Quelques halos surviennent également par moments. Les plans d'ensemble trahissent un certain flou dans le contour des personnages (à 8mn21, par exemple).Toutefois, même si certaines scènes se déroulant dans une pénombre donnent des noirs mal définis qui tendent vers le gris, la définition demeure largement acceptable. Ne serait-ce que lors des gros plans sur les visages et sur le Lac Bleu. On aurait cependant pu espérer un meilleur travail de restauration.
La jaquette indique une piste sonore norvégienne Dolby mono sur un canal. Il s'agit en fait d'un encodage sur deux canaux, mais en mono, et doté de sous-titres norvégiens et anglais, amovibles tous deux. Des dialogues clairs qu'un léger souffle propre à l'enregistrement d'époque vient couvrir. Sans que cela ne soit rédhibitoire. De ce fait, l'étrange musique poético-macabre de Gunnar Sønstevold (qui retravaillera avec le réalisateur sur KLOKKEN I MANNESKINN) pointe de manière insidieuse et précise le long du métrage. Une atmosphère sonore soigneusement agencée qui prolonge l'aspect inquiétant donné par la caméra. Hélas, aucun bonus complémentaire, hormis une publicité obligatoire avant l'arrivée au menu de la collection de chez Nordisk Films.