Anéantie par une troisième guerre mondiale et rongée par une forme de peste incurable, l'humanité est aujourd'hui à genoux. Cino et Dora font partie des rares survivants et ensemble, ils décident de quitter la ville pour s'installer face à l'océan. Cino se sent alors investi d'une mission et entreprend de créer un musée dédié à l'espèce humaine, regroupant les bribes d'une civilisation qui n'aura fait que passer. Dora l'épaule dans son projet mais bien vite, Cino estime qu'il a un autre devoir, celui de perpétuer la race et d'avoir des enfants. Et cela, Dora s'y refuse…
Réalisateur nomade, l'Italien Marco Ferreri se consacrera plus de quarante années durant à la mise en scène d'œuvres atypiques, incorrectes, voire choquantes. La gratuité ne sera cependant jamais de mise et si le communiste-anarchiste (tel qu'il se définissait) brasse des thématiques aussi universelles que l'homme, la femme et le couple, ce n'est que pour mieux évoquer leur place dans la société, ou plutôt les manières qu'ils ont de la fuir. La liberté d'être, de ne plus être, d'exister ou de se détruire sera ainsi au cœur d'une étonnante filmographie comptant plus de trente œuvres étourdissantes à la richesse indiscutable. Si certaines bousculeront suffisamment le public pour être aujourd'hui connues et reconnues de tous, d'autres resteront dans l'ombre et ce, sans qu'elles soient pour autant moins passionnantes. Ce sera le cas de LA SEMENCE DE L'HOMME, métrage futuriste et post-apocalyptique tourné en 1969 grâce à un financement menu et exclusivement italien. Pour l'occasion, Ferreri s'associe à Sergio Bazzini avec qui il mettra sur pied la même année un autre film intitulé DILLINGER EST MORT.
LA SEMENCE DE L'HOMME s'ouvre sur un générique des plus mystérieux, véritable succession de visages distordus et étiques semblant céder à la panique. Mal à l'aise, le spectateur comprendra bien vite que cette introduction n'a pour but que de l'imprégner du sentiment de désolation adéquat avec la description d'une humanité chancelante. L'image suivante, celle d'une poupée de chiffon, s'impose comme la métaphore de ce qu'est l'Homme inerte, incapable et manipulable à loisir. Impuissant devant la destruction de son univers, ce malheureux pantin continue pourtant de s'y accrocher par le biais de réconfortantes télévisions ou religions. Rien d'étonnant à cela mais Ferreri ne tardera pas à exprimer ce qu'il en pense à travers l'image d'un Pape agonisant, consacrant ses derniers instants à lui-même et à son entrée au Paradis sujette à caution… En une poignée de minutes et quelques images bien senties, le réalisateur déboulonne notre monde et le prive habilement de repères (notamment ceux de la société de consommation) et de hiérarchies. L'homme ne s'embarrasse pas d'un quelconque réalisme fictionnel et procède bien vite à un lever de rideaux qui prendra ici la forme d'un passage dans un tunnel obscur. En réalité, l'apocalypse et son déroulement n'ont que peu d'intérêt puisque ce que veut Ferreri, c'est avant tout nous montrer comment deux échantillons humains vont tenter d'y survivre, ensemble et pourtant différemment. Le personnage de Cino choisira ainsi la voie de la mémoire et de la reconstruction alors que celui de Dora optera pour une approche plus individuelle, prônant une liberté qu'aucune des civilisations passées n'aurait su lui apporter.
Cino, incarné par un Marco Margine dont ce sera là l'unique prestation d'acteur, est un individu ancré dans le passé et le concept d'une société pyramidale figée. Pour lui, les choses ne peuvent être autrement et il représente bien évidemment ce que Ferreri dénonce avec une certaine vigueur dans LA SEMENCE DE L'HOMME. Si le personnage ne devient jamais réellement antipathique, son inertie et son incapacité à œuvrer par lui-même en font un être assez insipide et finalement méprisable. Ce sentiment se voit du reste conforté par le jeu assez approximatif et bien peu expressif de Margine. L'immobilisme de son personnage sera par ailleurs stimulé en court de métrage par l'apparition d'un groupe de cavaliers, lesquels incarnent bien évidemment pour lui une autorité rassurante. Eux aussi vestiges du passé, ces pseudos militaires sont une tutelle autoproclamée, une forme d'autocratie qui brossera Cino dans le sens du poil, le nommant «Gardien de la mémoire de l'humanité» mais aussi en lui intimant un ordre : féconder. Soumis et influençable, le triste héros se mettra donc en tête d'accomplir son «devoir», alors même que Dora s'y oppose. Présentée comme l'Eve d'un monde nouveau, celle-ci est bien évidemment le personnage par qui transpireront les idées et la pensée de Marco Ferreri…
Comme c'est le cas dans de nombreuses œuvres de Ferreri, LA SEMENCE DE L'HOMME met en avant l'incompréhension d'un couple et la domination de l'un par l'autre (généralement l'homme par la femme). Bien que le personnage de Dora puisse apparaître comme effacé et soumis, il n'en est en réalité rien, bien au contraire. Ferreri ancre son métrage dans son époque et s'appuie sur un élan de liberté aussi bien intellectuelle («Mai 68», «Printemps de Prague»…) que physique (l'occidentale «Révolution sexuelle») pour nous dépeindre sa propre vision d'un monde dégagé des contraintes et influences. Pour lui, la liberté de pensée n'autorise pas à rejeter ou infléchir la pensée de l'autre. Le personnage de Dora accepte ainsi les décisions de Cino (renoncer à l'idyllique maison près des cascades, entretenir le musée, etc...) lorsqu'elles lui semblent légitimes ou peu contraignantes. De même, la liberté sexuelle n'est pas synonyme d'un quelconque devoir à la jouissance. Sur ce point, Ferreri est clair et offre justement à Dora le choix de dire «non», de disposer de son corps comme elle l'entend et d'aller à l'encontre de sa capacité à procréer pour finalement rester vierge.
Incarnée par une Anne Wiazemsky quasi-mutique, à l'image de celle qu'elle était dans le PORCHERIE de Pier Paolo Pasolini, Dora n'en est pas moins une femme d'une grande beauté, à la sensualité exacerbée et au regard enivrant. Mais dans un monde privé de repères sociaux et religieux, son statut de femme ne l'oblige plus à rien. L'une des séquences du film montrera ainsi l'héroïne dévorer goulûment une pomme (celle de l'Arbre de la Connaissance) et ce juste après avoir repoussé les avances de son compagnon. Le personnage de Dora transgresse les «règles» comme Ferreri décapite la Sainte Vierge en début de métrage, par pure provocation, par besoin d'exister au-delà des barrières. Dora est, à l'image des femmes de LA GRANDE BOUFFE ou d'Ornella Muti dans LA DERNIERE FEMME, supérieure à l'homme en cela qu'elle a le pouvoir, de par ses choix, de le rendre fou et de le conduire à sa perte. Cino ne sera ainsi pas plus fort que Gérard, Marcello, Philippe, Ugo, Michel et autres héros Ferreriens : il sombrera et commettra l'irréparable, provoquant un final surréaliste, brutal et bien évidemment à la hauteur du crime commis. En l'absence de liberté, rien n'existe plus pour Ferreri, pas plus ses personnages que son métrage/univers lui-même…
Outre les différentes thématiques abordées, LA SEMENCE DE L'HOMME est aussi un métrage portant les curieux stigmates de son auteur. Le plus étonnant d'entre eux sera la présence d'un repas cannibale, thématique assez courante chez Ferreri puisqu'il en fera ensuite la métaphore dans LA DERNIERE FEMME (1976), la montrera dans Y'A BON LES BLANC en 1988 et remettra enfin le couvert dans LA CHAIR en 1991. Généralement amené comme une provocante parabole de la surconsommation (de sexe ou de nourriture), le cannibalisme est ici l'engloutissement d'un symbole, celui de l'ancien monde personnifié par l'actrice Annie Girardot (plus âgée qu'Anne Wiazemsky de 16 ans). Son rôle n'excédera pas les vingt minutes (et pour cause !) mais sera bien évidemment d'importance. Il sera porteur d'idées «pré-apocalyptiques» datées (quoiqu'assez actuelles en 1969) et chargées de contraintes que Ferreri ne pouvaient laisser perdurer bien longtemps. La «nouvelle Eve» aura donc raison de sa rivale, femme «moderne» mais finalement dévouée à l'homme jusque dans son intimité...
Dynamique et inventif dans sa mise en scène, LA SEMENCE DE L'HOMME est un film qui parvient à faire de son maigre budget un atout remarquable. Privé d'éléments perturbateurs, le spectateur n'aura d'autre choix que de suivre le réalisateur dans sa logique et son exploration d'un monde fantasmé car totalement libéré. La pauvreté apparente des images laisse en réalité place à de riches idées visuelles (positionnement de la caméra, usage de la géométrie du «musée», etc...) qui ne font ici qu'appuyer un propos intéressant, bien que finalement assez classique dans l'œuvre du cinéaste. Avec LA SEMENCE DE L'HOMME, le réalisateur se montre cependant moins «rentre-dedans» qu'à son habitude. Sans doute est-ce là l'une des raisons de son échec commercial, lequel ne saurait être imputé à la qualité même de l'œuvre. Malgré la réputation de «mineur» qui lui est trop souvent attribué, nous ne saurions donc trop vous conseiller de jeter un œil attentif à ce métrage pour lequel la liberté ne passe pas par le pouvoir de dire «oui», mais bien par celui de dire «non».
A l'évidence, les œuvres de Marco Ferreri ne sont pas une priorité pour les éditeurs internationaux. La France ne fait pas exception et ce n'est que depuis 2006 que l'on commence à voir poindre quelques disques dans nos bacs. LA GRANDE BOUFFE a bien évidemment ouvert le bal mais Opening a très vite enchaîné avec un premier coffret Marco Ferreri comportant LA PETITE VOITURE, PIPICACADODO et LA SEMENCE DE L'HOMME. Un an plus tard, l'éditeur complète son coffret et propose, en plus des quatre titres précités, l'adaptation de Bukowski qu'est CONTE DE LA FOLIE ORDINAIRE ainsi que DILINGER EST MORT et TOUCHE PAS A LA FEMME BLANCHE ! Bien que ce coffret soit dans sa globalité d'un grand intérêt cinéphilique, il est possible de faire depuis quelques temps l'acquisition des films à l'unité.
Pour son DVD, Opening conserve le ratio d'image 1.66 original de LA SEMENCE DE L'HOMME. Cette copie nous est par ailleurs proposée par le biais d'un encodage 16/9ème d'une qualité appréciable. Plutôt propre, l'image conserve ici son grain cinéma pour un résultat très agréable et aux couleurs étonnamment belles. Sur le plan sonore, nous aurons bien évidemment droit à la piste originale italienne accompagnée de sous-titres français. Ces derniers sont irréprochables et accompagnent donc à merveille l'unique option sonore, proposée en mono mais encodée sur deux canaux. Celle-ci se montre claire dans les phases dialoguées et accomplit par ailleurs honorablement sa tâche.
Le contenu éditorial des Ferreri édités par Opening est assez inégal et si la plupart des disques proposent des documents pertinents, d'autres ne proposent rien ou presque. Ce sera malheureusement le cas de LA SEMENCE DE L'HOMME qui n'offre qu'une simple filmographie dédiée au réalisateur italien. Ce type de supplément ne présente au final que peu d'intérêt et c'est donc sans peine que nous zapperons cette succession de titres au défilement pénible…