En 1965, un boucher chevalin de la région parisienne rencontre une jeune
femme et s'en éprend. A l'hôtel de l'Avenir, là où commence
l'ironie du sort du pauvre bougre, il la déflore et elle tombe enceinte.
Lorsqu'elle accouche, elle le quitte, lui laissant le bébé, une fille
prénommée Cynthia. L'enfant grandit sous nos yeux, jusqu'à devenir une
adolescente dont la puberté affole les sens de son père.
Philippe Nahon interprète ce boucher chevalin d'une façon magistrale, mettant sa physionomie un peu rustre au service de cet être à qui le destin n'a pas fait de cadeau. Courageux, travailleur dur à la tâche, il a pris en charge l'éducation de sa fille, s'occupant d'elle dès qu'il termine son travail à la boucherie. La fille est totalement amorphe, traversant la vie comme un zombie désincarné. On ne sait pas, que ce soit dans CARNE ou dans SEUL CONTRE TOUS, pourquoi elle est dans cet état. Pourtant, son père ne s'en inquiète pas le moins du monde, car c'est sa fille, et qu'il l'accepte comme elle est. Une belle histoire d'amour paternel, n'est-ce pas ? Pas du tout. Une histoire où le désir charnel se heurte à des principes fixés par des inconnus, érigeant l'inceste comme l'ultime tabou. Sans aller jusqu'à dire que ce film en fait l'apologie, il est intéressant de voir comment Gaspar Noé retourne ce problème, amenant presque à trouver légitime ce désir que le père ressent pour sa fille. En réalité, la véritable question est de savoir déterminer ce qui est moral et ce qui ne l'est pas.
CARNE, réalisé en 1991 et SEUL CONTRE TOUS sorti en 1998, est un pamphlet contre l'intolérance dans ses formes les plus variées, de la xénophobie à la phallocratie, en passant par la haine pure et simple de son prochain. Tous les maux du monde sont réunis ici, formant un condensé malodorant de notre quotidien. Le trait est à peine grossi, en effet, et on n'est pas loin d'avoir vu ou entendu cette violence, physique ou verbale, dans laquelle sombre notre "héros", le boucher. On ne connaîtra d'ailleurs pas son nom, car cela n'a pas d'importance. Il pourrait s'appeler n'importe comment, ce pourrait être n'importe qui, vous, moi Cette histoire, c'est celle, finalement, de Monsieur Tout le Monde, un jour, n'importe quand, parce qu'il a mal, parce que les autres le dérangent, parce que sa vie fout le camp, parce que le temps passe trop vite et pour des milliers d'autres raisons encore. Toutes sont bonnes, en effet, pour expliquer l'échec de son existence, surtout lorsqu'il n'est pas en cause. Car le boucher se dédouane complètement de ce ratage. C'est tellement plus confortable de mettre ça sur le compte des Arabes, des femmes, des riches bref, de tout ce qu'il n'est pas lui-même.
Cette réalisation de Gaspar Noé pourrait très bien être un poème de Prévert, dans sa narration, où l'ironie tient le haut du pavé, mais aussi où l'énumération devient obsessionnelle. Le début de CARNE en est un bon exemple : chaque "tableau" nous montre une saynète dans laquelle le cheval est omniprésent. La première, l'abattage de la bête, âmes sensibles s'abstenir, est suivie de la comptine dont le thème est "au pas, au trot, au galop". On passe ensuite au cheval mécanique, puis on en revient à l'étal du boucher, la boucle est bouclée.
La croissance de Cynthia
est rythmée par la viande de cheval et par le sang. Lorsqu'elle regarde
BLOOD
FEAST à la télévision, ou lorsqu'elle voit Santo se faire couper
la tête, elle reste impassible, puisque ces coups de hache, ce sang
qui gicle, c'est finalement l'histoire de sa vie. L'enfant n'a aucun
repère, le tueur de BLOOD
FEAST, c'est son père, avec sa hache, débitant des morceaux
de barbaque, le geste précis dans son tablier souillé. Elle regarde
la rue, les pavés prennent une teinte rougeâtre, des flaques sombres
dans le caniveau rappellent les gouttières de l'abattoir. La vie de
son père se résume à la viande. Le cheval, la femme, son sexe. Tout
est rapport à la viande. Il est intéressant de noter, à ce propos, que
la rupture dans SEUL CONTRE TOUS, se fait au moment de la découpe
du saucisson en rondelles, image de castration insupportable pour le
boucher. Il réalise qu'il ne tiendra plus jamais le couteau. Les femmes,
la "Grosse" et sa mère, en l'occurrence, ont eu raison de lui, et surtout
de ce en quoi il place toute sa raison d'être : son membre.
La photo du film est délibérément chaude et douceâtre, les vêtements ont des dominantes rouges, les immeubles sont en briques, tout suggère le sang. Celui du père qui trime, de la mère qui accouche, de la fille qui atteint la puberté, de l'Arabe qui se fait suriner et du cheval, bien sûr. L'image est assénée, martelée, infligée. Si ça ne suffisait pas, des écrans noirs apparaissent épisodiquement, nous mettant en garde contre certains égarements dont nous pourrions nous-mêmes être victimes, nous posant des questions dérangeantes, nous obligeant à nous projeter dans la peau du boucher. Enfin, de brefs effets sonores jalonnent tout le film, indiquant avec une certaine brusquerie le début d'une nouvelle scène. Les mots quant à eux, sont d'une extrême cruauté, la violence est non seulement dans le verbe, mais aussi dans les attitudes des protagonistes, leurs regards, leurs silences lourds de reproches et de sous-entendus. En cela, l'interprétation est excellente.
Dans SEUL CONTRE TOUS, on assiste à la descente aux enfers du boucher. Sa clochardisation avance à grands pas. Le titre du métrage se suffit à lui-même pour invoquer la situation de notre héros. Sa haine grandit, sa rancur explose, ses fantasmes de destruction de l'Autre deviennent son lot quotidien. Ses monologues intérieurs deviennent des règlements de comptes, des meurtres prémédités, des viols. Il assiste impuissant à sa déchéance, ses rêves de réussite sociale s'envolent, sa vie est un fiasco. Il ne sert à rien. On devient celui qui observe par la lorgnette sa déchéance progressive et inéluctable.
L'ensemble dérange, bouleverse, terrifie. D'une efficacité redoutable. Un chef-d'uvre ou une merde absolue, je vous en laisse seuls juges. Pour ce qui me concerne, il s'agit de l'un des films les plus incroyables, les plus bouleversants que j'aie eu l'occasion de visionner. On n'en sort pas indemne.
CARNE et SEUL CONTRE TOUS sont deux films auto-produits par Les Films de la Zone, la société de production du réalisateur. La liberté d'expression est donc totale et autant dire que l'équipe s'en donne à cur joie. Dès le générique, la couleur est annoncée : Bleu, Blanc, Rouge. Apparaît ensuite la France, rouge, marqué d'un F géant en son centre. Pourtant, ce n'est pas ce qu'on pourrait appeler un film au propos nationaliste ! On remarque souvent des plans où les têtes des acteurs sont coupées au niveau des yeux. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'amateurisme dans la façon de filmer, mais d'une volonté de rendre les personnages un peu plus anonymes, leurs rapports un peu plus vides, leurs vies un peu plus creuses et dénuées de sens.
Les suppléments proposent outre une bande annonce très étonnante qui d'une part remplit parfaitement son rôle mais qui est aussi un prolongement à part entière du film, une série de questions posées à Gaspar Noé qui permettent de mieux comprendre ses motivations, s'il en était besoin. On retrouve également en guise de bonus deux monologues du boucher sous forme de texte, le premier étant le résumé qu'il fait de sa vie et de CARNE au début de SEUL CONTRE TOUS. Enfin, les biographies du réalisateur et des rôles principaux, une revue de presse des réactions mitigées qu'a provoqué la sortie du film et les prix remportés dans différents festivals, complètent cette édition dont on ne peut que regretter une compression d'image moyenne et une absence de sous-titrages anglais qui auraient sûrement permis son exportation.