Tout à la fois polyvalent et prolifique, le réalisateur italien Camillo Mastrocinque aborde l'Épouvante à la toute fin de sa très longue carrière. Initiateur de maintes comédies dont quelques-unes chargées de mettre en scène le comédien Toto (DITES 33, 1957 ; PARISIEN MALGRE LUI, 1958), notre cinéaste décide alors de s'essayer au fantastique gothique tel que Mario Bava ou Antonio Margheriti en ont redéfini la perspective en Italie. Sortie en 1965, LA CRYPTE DU VAMPIRE constitue donc une oeuvre de genre classique, dotée de thématiques certes éculées mais cependant propices au développement d'une atmosphère funèbre particulièrement troublante. Apparemment ravi de l'expérience, l'artiste poursuit son investigation dans les contrées brumeuses de l'Horreur en nous offrant UN ANGE POUR SATAN en 1966. Le métrage bénéficie d'abord de l'interprétation sans faille d'acteurs chevronnés. Entre la célèbre Barbara Steele, Claudio Gora (LA POUPÉE, Jacques Baratier, 1962 ; DIABOLIK, Mario Bava, 1968) et Anthony Steffen (LE CHÂTEAU DES AMANTS MAUDITS, Riccardo Freda, 1956) qui offrira son visage au légendaire Django (QUELQUES DOLLARS POUR DJANGO, Leon Klimovski, 1966 ; VIVA DJANGO, Edward G. Muller, 1971); le film affiche d'emblée ses ambitions. Le compositeur Francesco De Masi parvient de même à rendre musicalement toute l'étrangeté d'une fiction qui, inspirée d'un texte de Luigi Emanuele, tend à se démarquer des productions contemporaines.
Le jeune sculpteur Roberto Berigi (Anthony Steffen) se rend dans le domaine du conte Montebruno (Claudio Gora) afin de restaurer une statue “maudite”. Coïncidant avec la découverte de l'oeuvre diabolique et de surcroît avec une série de crimes inexpliqués, le retour de l'héritière Harriet (Barbara Steele) au château suscite la suspicion, voire l'aversion des villageois. Force est de constater l'étrange comportement de la châtelaine...
UN ANGE POUR SATAN devrait d'abord combler les amateurs du romantisme d'inspiration gothique lequel d'Hoffmann à Mérimée (“La Vénus d'Ille”), contribua à imposer un fantastique particulier au sein des productions européennes. Contrairement au roman noir enclin à jouer sur la violence des contrastes induite par l'esthétique sublime, cette tradition privilégie une étrangeté précisément consécutive à l'onirisme subtile d'images en demi-teintes. De fait, notre métrage vise davantage à envoûter le spectateur. Ainsi diverses séquences empruntent-elles à l'art pictural cette capacité à subjuguer littéralement l'observateur via leur très grande beauté. Une barque qui se détache en ombres chinoises sur un lac embrumé, quelques apparitions fantasmatiques de la célèbre "scream queen", un corps de jeune femme délicatement posé sur des rochers engendrent d'emblée un certain nombre d'émotions directement liées à leur impact visuel. À cela s'ajoutent la dimension mélancolique d'une bande originale extrêmement douce ou celle équivalente d'un simple chœur d'enfants. Si un orage et des échauffourées contrebalancent l'évanescence des dits tableaux, le film s'éloigne pour la majeure partie des imageries vulgarisées par le gothique anglais ou italien. Une sorte de palazzo se substitue à l'imposante bâtisse escarpée, le peuple bénéficie de véritables portraits psychologiques, les scènes diurnes demeurent relativement nombreuses. Insidieuse, la présence surnaturelle déterminera surtout une atmosphère bien définie. Néanmoins, UN ANGE POUR SATAN possède un scénario judicieusement ficelé lequel, sur le modèle des textes d'Ann Radcliffe, propose de nous livrer progressivement les clefs du mystère. Au phénomène de possession qui semble toucher notre belle châtelaine, s'adjoignent une série de crimes inexpliqués, un jardinier énigmatique, une gouvernante apparemment jalouse ainsi qu'un maître des lieux libidineux. L'intrigue confronte donc le public à de multiples et surprenants rebondissements. Intimement associés, la rêverie et le suspense impliquent parallèlement une réflexion sur la fonction du corps et de sa perfection dans l'art et plus généralement au sein du groupe social.
Double immortel de la charmante Harriet, la statue suscite la suspicion puis l'épouvante des villageois. Telle la fameuse Vénus d'Ille, l'oeuvre serait porteuse d'une malédiction entre autres due aux circonstances tragiques qui entourèrent sa création. Naturellement blasphématoire, cette réduplication minérale du Sexe faible cristallise l'orgueil humain à deux niveaux. L'espoir d'égaler Dieu par l'acte créateur sous-tend un culte du corps dès lors facteur de narcissisme. “Brûlé par l'amour du Beau”, l'esthète se complaira, voire se perdra, au sein du délicieux spectacle offert par l'apparence au détriment des univers spirituels. Sublimée, l'image de soi s'érige en gouffre, abysse stérile car réflexif dans les méandres duquel notre héroïne semble destinée à se noyer. À ce titre, le film multiplie les surfaces réfléchissantes. Une scène montrant à voir Barbara Steele se contemplant avec délectation dans une psyché illustre la négativité foncière de l'objet. Sourire en coin, mouvements lascifs, pointe des seins levée ; la femme s'apprécie comme un bel animal. En revanche, les paysans refusent de se laisser croquer par le dessinateur. Fautive au regard de Dieu, Harriet ébranle les lois morales qui fondent généralement la relation entre les sexes en Occident.
En incarnant la force déterminante du Désir, le protagoniste remet en cause les grands présupposés éthiques chargés de garantir chez nous le bien-fondé du sentiment. Famille, tranches d'âge ou classes ; les citoyens conforment leur destinée commune à un ensemble de règles strictes. Appartenant à une même génération et à une classe sociale similaire, les amoureux “honnêtes” se marieront et procréeront. Suivant ce principe, l'instituteur (Aldo Berti) et la dame de compagnie (Ursula Davis) partagent la (relative) éducation et la jeunesse tandis que Carlo Lionesi (Mario Brega) représente le bon père de famille. Les trois personnages incarnent l'intimité telle qu'elle reste théâtralisée par notre civilisation depuis des siècles. L'intrusion de la troublante Harriet au sein du petit cercle lève le voile d'hypocrisie à l'origine de cette comédie humaine. La belle séduit le fiancé puis aussitôt le patriarche, poussant les deux victimes à l'adultère et à l'infanticide. De même, l'ange satanique se dénude devant le jardinier ou fait des avances à sa domestique. Enfin, la demoiselle ne laisse pas indifférent l'oncle vieillissant. Nymphomanie, mépris du rang social, saphisme et inceste, la femme met à jour les pulsions, psychoses et obsessions d'un monde à l'intérieur duquel elle figurera la liberté. Comme Jeanne d'Arc ou la sorcière classique dont le métrage relève explicitement la filiation, notre succube assume pleinement l'émancipation des descendantes de Lilith. Par conséquent, l'acceptation du corps et du plaisir sexuel tiennent une place fondamentale ici.
Peut-être opportuniste, le réalisateur exploite la thématique pour insister sur l'érotisme brûlant de l'actrice. Cette dernière livre en effet une performance inoubliable. Gémissements éloquents, caresses, nudité ou maquillage outrancier soulignent l'épicurisme d'un personnage qui n'hésite pas à proclamer qu'“il est si beau de vivre”. De cette façon, Harriet évolue en harmonie avec le grand Cosmos et en cela avec Dame Nature. Inspirées de l'Art déco, les courbes qui déterminent le mobilier du manoir, l'omniprésence des plantes, la serre et la prépondérance de tapisseries portées à célébrer la toute puissance du végétal mettent en exergue l'ascendance agraire de la démone. L'exacerbation des sens se pose a contrario d'une civilité dans notre cas redéfinie en terme de lâcheté. Peur d'assumer ses responsabilités patriarcales, sa virilité, ses désirs ou sa vieillesse ; les hommes affrontent d'abord leur propre faiblesse pour aussitôt remettre leurs œillères en reportant leur frustration sur l'ange martyr. Gageons que ce dernier n'ait pas raté sa véritable mission et que le spectateur revoit ses préjugés quant aux désirs, attentes et revendications des partenaires dites de “moeurs légères”.
Outre l'initiative éditoriale même, la sortie française d'UN ANGE POUR SATAN constitue une excellente surprise au regard des qualités techniques dont se trouve pourvu le DVD estampillé Seven Sept. En 1.77 et 16/9ème, l'image parfois laiteuse nous offre pourtant la possibilité de constater l'extrême beauté d'un noir et blanc, bénéficiant pareillement d'une copie en bon état, sans véritable défaut de compression. Bien que saturée de temps à autres, la version française mono s'avère correcte et se différencie de la version originale laquelle demeure un demi ton plus haute que la première. À noter qu'une courte partie de la version originale endommagée est remplacée ponctuellement par son équivalente francophone.
En guise de bonus, l'éditeur choisit de se focaliser sur l'actrice Barbara Steele en permettant à Gérard Lenne de s'exprimer sur le sujet. Durant presque un quart d'heure, l'auteur du “Cinéma fantastique et ses mythologies” revient sur la carrière de celle qui d'abord grâce au réalisateur Mario Bava (LE MASQUE DU DÉMON), parvint à s'imposer comme une figure incontournable de l'Épouvante cinématographique. En prenant soin de replacer l'évolution du personnage dans le contexte de l'époque, notre spécialiste du genre met en exergue la spécificité d'une sensualité qui, contrairement aux prestations inoffensives de la starlette “lambda” (voire celle “ensoleillée” de la non moins célèbre Brigitte Bardot), revêt une dimension toute à la fois insaisissable et ténébreuse. Claire, bien agencée et étayée de quelques anecdotes, cette brève interview s'adresse tout de même en premier lieu aux néophytes.