En 1982 sortait sur les écrans français le troisième long métrage d'Abel Ferrara, alors jeune inconnu que les plus avertis promirent d'emblée à une très belle carrière. À l'origine d'un film pornographique intitulé NINE LIVES OF A WET PUSSY (1976) et du relativement trash DRILLER KILLER (1979), l'homme offre une interprétation toute personnelle du genre communément nommé “Rape and Revenge” avec une oeuvre devenue culte depuis : L'ANGE DE LA VENGEANCE (1981). Confiant à son ami d'enfance et scénariste attitré Nicholas St. John (DRILLER KILLER, NEW YORK 2 HEURES DU MATIN, KING OF NEW YORK, THE ADDICTION) le soin de rédiger l'histoire originale, le réalisateur choisit de s'entourer d'une équipe technique qui lui restera fidèle, entre autres constituée du musicien Joe Delia (DRILLER KILLER, KING OF NEW YORK, BAD LIEUTENANT, BODY SNATCHERS), du monteur Christopher Andrews (JOEY) ou directeur photo James Lemmo (MADMAN, VIGILANTE). Parallèlement, la délicieuse Zoë Lund (BAD LIEUTENANT) prête sa plastique parfaite et sa moue ambiguë à une figure d'ange exterminateur, annonciatrice des thèmes et esthétiques qui consacrèrent le géniteur de KING OF NEW YORK, BAD LIEUTENANT et THE ADDICTION comme un artiste majeur du septième art.
Deux viols successifs conduisent une jeune muette (Zoë Lund) à se livrer à de sanglantes expéditions punitives lors de virées nocturnes effectuées dans les méandres babyloniennes de New York.
À première vue, L'ANGE DE LA VENGEANCE s'approprie les codes d'un sous-genre dont l'amateur de Bis fut particulièrement friand dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Le “Rape and Revenge” constitue une ramification du film d'auto-défense qui des DIRTY HARRY aux plus contemporains À VIF (Neil Jordan, 2007) ou DEATH SENTENCE (James Wan, 2007) en passant par les UN JUSTICIER DANS LA VILLE ou VIGILANTE (William Lustig, 1982), contribua à instaurer un certain nombre d'archétypes au sein du septième art. En proie à quelque drame personnel (décès de l'épouse, par exemple), un homme constate l'inefficacité de la police et du système judiciaire pour finalement choisir de s'y substituer. Naturellement générateur de haine, le désespoir de la victime trouve dans la fameuse Loi du talion une manière d'inscrire sa nécessaire catharsis en relation avec une idéologie (judéo-chrétienne) et adjuvante mythologique (Western) porteuses de sens et donc de légitimité. Souvent sans concession, ces œuvres dénoncent la dégénérescence de sociétés exemptes de morale et le laxisme d'institutions désabusées, voire corrompues. À cela s'ajoute une peinture trop complaisante pour ne pas être fascinante d'une faune urbaine souvent bien effrayante. Le “Rape and Revenge” assoit la dimension paradoxale du genre auquel il appartient en associant la décadence présupposée d'une culture donnée, à la misogynie ici exacerbée, de ses mauvais élèves. Dérives apparemment contradictoires de la récente libération des mœurs, la multiplication des agressions sexuelles exprimerait une perte de valeurs fondamentales que seule une réponse armée pourrait endiguer. La vengeance se définit comme une mission quasi divine qui, à ce titre, ne visera plus seulement le véritable coupable du crime mais sa “communauté”, voire même son sexe. Si les parents de Mary (LA DERNIÈRE MAISON SUR LA GAUCHE) se contentaient de torturer les meurtriers de leur progéniture, Paul Kersey (UN JUSTICIER DANS LA VILLE) préfère élargir son champ d'attaque à tous les êtres apparentés autant symboliquement que socialement au monstre initial.
Le personnage d'Abel Ferrara adopte une attitude équivalente. Traumatisée par les deux viols, Thana s'attaque au “sexe fort” lequel fera d'ailleurs les frais de l'oeil peu complaisant de notre cinéaste. En effet, L'ANGE DE LA VENGEANCE propose une peinture cauchemardesque d'une citée hantée par une horde de mâles en rut faisant subir aux malheureuses citadines le poids de leur désir bestial. Ainsi, notre héroïne et ses collègues ne peuvent se promener sans essuyer deux trois propos obscènes dans une ville apparemment dédiée au Vice. Sodome américaine, New York noie les pauvres jouvencelles au sein du tourbillon poisseux et certainement malodorant de phéromones dont le suintement nauséabond des rues humides et l'agressivité des néons illustrent la violence. Objet de convoitise, la femme évolue donc dans les nouveaux enfers urbains tels que Baudelaire, Eugène Sue, Dumas, le “Hard boiled” sans oublier des métrages comme TAXI DRIVER se sont évertués à dénoncer. L'ANGE DE LA VENGEANCE n'hésite pas à cumuler maints stéréotypes pour étayer son propos. Jeunes loubards, beaux parleurs, maquereaux et riches émirs ; l'homme revêt divers costumes et masques afin de mieux piéger ses proies. Cette primauté du masculin assoit la sauvagerie qui détermine les relations humaines à l'intérieur de nos immenses mégalopoles. Figure incontournable de l'oeuvre de Ferrara, le clochard possède une fonction presque christique en endossant les Fautes de ses concitoyens. Allégorie d'une dépravation globale, le vagabond découvre à deux reprises les corps laissés sans vie par la tueuse nocturne. Comme souvent, cette dernière octroie d'ailleurs au crime une signification particulière, précisément théologique.
Guère inédite, la réinterprétation biblique de la folie meurtrière reste au contraire une propension fréquente tout aussi bien dans la réalité que dans des films enclins à maintenir quelque ambiguïté sur son éventuel bien-fondé (SEVEN, EMPRISE). Soumis aux élucubrations d'une conscience malade, l'espace dépeint par Ferrara emprunte à l'imagologie traditionnelle des enfers, des spécificités qui justifieraient presque les bains de sang. Regards lubriques, rires sataniques, fêtes orgiaques ; New York abrite une multitude de démons lesquels, aidés par une police inexistante, tendent à corrompre les innocents. Face au danger, la belle Thana s'érige en ange purificateur, vêtu pour l'occasion d'un ample manteau ou d'un costume de religieuse. Un chapelet posé sur une commode, une lumière surnaturelle accompagnant diverses apparitions et l'impassibilité d'une face "iconifiée" surenchérissent la sanctification du personnage. Sublimée, la vengeance dévoile parfois ses vraies motivations, celles inhérentes à la psychose.
Des regards éloquents, mouvements de tête saccadés et gestuelle hystérique indiquent un indéniable désordre mental dont la vision fragmentée de cadavres méticuleusement découpés, matérialise le point de non-retour. En ce sens, l'intertexte religieux renoue avec l'enjeu à priori ambivalent d'une “équité” contredisant en son principe l'un des célèbres Commandements: “Tu ne tueras point”. L'image de cette religieuse assassinant froidement ceux qu'elle estime le mériter, demeurerait sujette à controverses si Ferrara n'avait pris garde de lui adjoindre un soubassement naturaliste lequel n'atténue pas pourtant l'impact émotionnel des dites séquences. Préfigurant les trois chefs d'oeuvre (KING OF NEW YORK, BAD LIEUTENANT, THE ADDICTION), l'histoire s'intéresse à l'existence d'un Mal qui relevant d'instances physiologiques, sociologiques mais également cosmogoniques, s'éprouve d'abord comme contamination.
Un premier viol, bref et brutal, inoculera le “virus”. Plus longue et douloureuse, la deuxième agression fixe les termes et imageries consécutives d'une maladie qui, au regard de sa portée mystique, permet à la victime de se réaliser. En effet, la souillure induite par la profanation du corps vierge signale l'humanité d'un être d'emblée marqué par le Péché originel. Réinvestie de son essence première, la fille d'Eve renaît. De refoulée, discrète, voire invisible, Thana devient ultra sexy en arborant un pantalon de cuir, un pull rouge vif et une bouche abusivement peinturlurée. Récurrent chez Ferrara, le viol révèle une damnation qui fait ici office d'identité. L'éveil de la chair dans / par la souffrance consacre l'inexorable association d'Éros et Thanatos auquel le patronyme de l'ange réfère. De ce point de vue, le 45 accuse une érotisation entre autres posée lors de la scène montrant à voir la seconde attaque. Un ingénieux montage alterné parvient à mettre en parallèle le va-et-vient des mains de notre martyre et celui de l'arme tenue par le bourreau. De même, la justicière embrassera amoureusement les balles “purificatrices” à la toute fin du métrage. La sanctification d'abord souhaitée par la contaminée (blancheur immaculée de l'appartement, motifs du lavabo et du siphon, verre de lait...), tourne rapidement court au bénéfice de l'enchaînement tragique des exactions. Équivalent inversé car sublimé du Mal qui ronge nos sociétés, le meurtre s'effectuera mécaniquement, comme un jalon inéluctable d'une destinée humaine dont les anges déchus demeurent les principaux actants et sacrifiés.
Les Éditions Aquarelle rendent justice à l'oeuvre de Ferrara en proposant une copie dotée de qualités techniques correctes. Volontairement désaturée afin de renchérir l'éclat des pull, rouge à lèvre et sang écarlates, l'image en 16/9ème accuse parfois des petites tâches blanches lesquelles s'expliquent a priori par un internégatif poussiéreux. Une excellente compression contentera pourtant les exigeants. Ces derniers privilégieront la version originale en 5.1 (certes, différente de celle d'origine) davantage pêchue, axée sur les médiums tandis que son équivalente “mono” plus “chaude”, focalisée sur les basses au détriment des aiguës, atténue l'agressivité voulue de la musique. Les puristes pourraient néanmoins trouver le dit remixage quelque peu excessif. Particulièrement étouffée, la version française laisse en revanche de marbre.
Outre des caractéristiques techniques honnêtes, le métrage bénéficie ici de deux bonus dont la lecture pourra s'effectuer, au préalable, en guise d'introduction. Exemptes de révélations, les interviews de Jean-Baptiste Thoret et Christophe Lemaire possèdent le mérite d'être parfaitement complémentaires. D'une part, “Auto-défense : autopsie d'un genre cinématographique” revient sur l'origine d'un genre qui fit fureur voilà trois décennies. Le film d'auto-défense se trouve redéfinit en termes sociologiques par Jean-Baptiste Thoret lequel évoque l'émergence d'un cinéma de réaction (fictions de catastrophe et Vigilant) enclin à refléter l'opinion d'une majorité silencieuse, précisément rébarbative à la contre-culture “hippie”. Moins pédagogique mais pareillement instructive, l'intervention de Christophe Lemaire se focalise sur le rôle joué par le métrage dans la culture d'abord particulière aux “geeks” puis dans le septième art en général. Un bref panorama du “Rape and Revenge”, le choc d'une première découverte et des souvenirs fort drôles retiennent notre attention, aidés par un montage et des images insérées (l'affiche de L'ANGE DE LA VENGEANCE apparaît lorsque l'interviewé en parle) judicieusement exploités. Efficaces et agréables à visionner, ces deux bonus illustrent tout le sérieux de l'éditeur.