Alors que le Mexique est placé depuis plusieurs années sous le joug de l'empereur français Maximilien, la révolte gronde, et l'odeur de la poudre attire des Etats-Unis de nombreux aventuriers sans scrupule, prêts à monnayer leurs talents au plus offrant : parmi eux, Joe Erin (Burt Lancaster), pistolero cynique et impitoyable, se lie d'amitié avec Ben Trane (Gary Cooper), «gentleman» du Sud que la guerre a dépouillé à la fois de ses possessions et de sa foi en l'Humanité. Très temporairement en cheville avec Maximilien pour convoyer jusqu'à Vera Cruz une jolie comtesse, leur association est mise à mal quand ils s'aperçoivent que le carrosse sous leur protection pourrait bien aussi contenir l'or de l'empereur…
Réalisé en 1954, VERA CRUZ sera le premier film marquant de Robert Aldrich, qui passera à la postérité pour ses penchants iconoclastes et la violence du style avec laquelle il traitait ses sujets. Il se signalera d'ailleurs l'année suivante à l'attention des amateurs de film noir avec le très énergique EN QUATRIÈME VITESSE, où l'archétype du détective privé se révèle être une pourriture aussi dangereuse que les truands qu'il poursuit, dans un monde où plane explicitement la menace atomique. Plus tard, il s'illustra en attaquant avec virulence le monde du spectacle, filmant avec un mauvais goût outrancier Bette Davis en ancienne vedette débraillée et sadique (QU'EST T-IL ARRIVÉ A BABY JANE ?), ou en explorant certaines des pages les moins glorieuses de la Seconde Guerre Mondiale du côté des Alliés (LES DOUZE SALOPARDS). Avec son premier western, il fait déjà souffler un vent révolutionnaire dans un genre qui jetait alors les derniers feux de sa période américaine classique, en s'acheminant tranquillement vers l'impasse du début des années soixante. Bien plus que du côté des Ford et des Hawks, qui bientôt allaient livrer leurs derniers grands films, Aldrich se situe mieux auprès de Samuel Fuller, qui avec LE JUGEMENT DES FLECHES, suivant les pérégrinations d'un Sudiste rebelle dans une réserve indienne, se positionnera dans le même angle inhabituel -pour l'époque- pris par le film d'Aldrich envers la légende de l'Ouest.
Alors que le western jusqu'alors charriait des personnages qui, s'ils n'étaient pas toujours immaculés, s'en sortaient toujours grâce à leurs fortes valeurs morales, les deux antihéros du film se lient d'amitié parce qu'ils exercent tous deux sans complexe le métier de mercenaire, observant une stricte neutralité envers les causes qu'ils soutiennent. Il n'est plus question de fidélité, d'honneur : Erin est un individualiste nihiliste, qui n'admire rien tant chez les autres qu'un esprit aussi retors que le sien, et les puissants qui l'engagent ne méritent de toutes façons pas qu'on leur fasse confiance. Par ailleurs, et pour la première fois, le western prend pour cadre les paysages du Mexique sans seulement essayer d'y trouver un exotisme de bazar. Ainsi, en filmant le glissement de l'aventure en dehors des frontières américaines, Aldrich entame déjà un processus de démythification du genre. L'aventure n'est plus dans la conquête de l'Ouest, elle se déroule dans la périphérie pauvre des Etats-Unis, et les aventuriers sont des marginaux, ou des brutes sans scrupule qui trouvent dans la flexibilité des lois qui y règnent une occasion de transformer le Mexique en terrain de jeu. L'époque du cow-boy héroïque est révolue, et même on peut se demander si celui-ci a jamais existé. Jugeant l'ensemble des aventuriers par ceux présentés dans VERA CRUZ, le spectateur peut en conclure que la conquête du territoire américain a plus souvent été menée par des truands que par de vaillants pionniers. A cet égard, en ce qui concerne les «sales gueules» qui peuplent le film, la galerie de seconds rôles force le respect : nous retrouvons avec émerveillement les tronches d'Ernest Borgnine, Charles Bronson et Jack Elam aux premières loges, soutenant de leurs inquiétantes présences les vedettes Cooper et Lancaster.
Le souffle d'air frais vient aussi du fait que, pour la première fois d'une manière aussi radicale, le western se voit débarrassé de ses vocations primitives -narrer les débuts mythiques de la civilisation américaine et faire l'apologie de ses valeurs-, pour trouver son intérêt réduit au strict minimum, c'est-à-dire au ludisme débridé qui est peut-être bien aussi son essence : au moins dans un premier temps, VERA CRUZ est un film d'aventure coloré, joyeusement immoral et cynique. Comme plus tard l'histoire du BON, LA BRUTE ET LE TRUAND, celle du film d'Aldrich repose sur le leitmotiv de la chasse au trésor, et le rythme sera scandé par les alliances très provisoires entre les personnages, et les inévitables trahisons qui en découlent. Et comme ces sagouins ne peuvent s'empêcher de se trahir continuellement, VERA CRUZ caracole avec humour, et avec une fougue qui parfois peut aller au détriment du rythme du métrage, où les respirations sont rares.
Ainsi le film ne s'amusera pas à présenter longuement les personnages principaux. Ils sont introduits dès la première scène, où ils se rencontrent, pour être deux minutes plus tard déjà à deux doigts d'échanger des bastos. La description psychologique, qui se voit aussi accorder une place importante, ne vient pourtant jamais qu'après, et celle-ci sera distillée tout le long du film en guise de respirations, aux moments où les chevaux reprendront leurs souffles. La rapidité du film bouscule volontairement les conventions du genre où alors on prenait bien plus souvent son temps pour présenter une situation initiale ; là, c'est simple, il n'y en a pas. A l'image des mercenaires toujours en selle vers de nouvelles rapines, le film entier n'est que mouvement, et c'est dans le mouvement que les personnages apprendront à se connaître, ou tenteront tant bien que mal de conserver leurs lignes de conduite, quand celle-ci n'est pas qu'un masque. Et quand la violence fait irruption, c'est de manière brutale, parfois teintée de sadisme et de cruauté, et pourtant en apparaissant moins comme une véritable rupture que comme une petite accélération passagère du métrage : elle n'est jamais que la conséquence normale des personnalités dont le film est rempli, sauvages et primitives. Le visage contracté par la haine, l'un des tueurs achève à terre un adversaire désarmé et impuissant ; l'espace d'un plan puis on passe à autre chose, parce qu'à quelques mètres de là, des paysans s'effondrent sous les balles crachées par une mitrailleuse lourde. Et cet aspect sauvage est encore rehaussé par les tons d'une photographie flamboyante, et la vigueur avec laquelle Aldrich filme les débordements révolutionnaires et ses assauts, avec un montage inhabituellement rapide pour l'époque.
Le tout est volontiers épique, effréné, et tout ce que l'intrigue compte de rebondissements parfois maladroits renvoie volontiers à l'insouciance d'un grand roman feuilleton. C'est cette énergie brute qui contribue toujours largement au plaisir de revoir le film, et l'a préservé en partie des atteintes du temps. Loin de tout académisme, VERA CRUZ ne trouvait véritablement ses marques que dans l'outrance. C'est ce qui lui a permis de plutôt bien se conserver, et de faire découvrir au spectateur d'aujourd'hui un film toujours aussi jeune dans l'esprit, contrairement à d'autres westerns tout aussi illustres qui pourtant ne bénéficièrent pas de la hargne de leurs réalisateurs. A cet égard, le film se place tout entier sous le signe du conflit. Se déroulant déjà sur la toile de fond de la révolution mexicaine de Juarez, l'intrigue n'avance jamais que sur des confrontations et des contrastes : irruption des mercenaires américains hirsutes dans une réception chez Maximilien, rivalité et incompréhensions entre Erin et Trane… Cette dernière donnera d'ailleurs l'occasion d'offrir au récit sa part de drame, pour un duel inévitable, qui donne au film la petite touche tragique indispensable pour définitivement marquer les esprits.
Dans l'histoire du western, VERA CRUZ fait figure de charnière : autant pour le cynisme avec lequel il traite le mythe, que par la confrontation entre ses deux personnages, qui au regard de l'évolution du genre prend aujourd'hui une autre dimension. Joe Erin annonce déjà tous les antihéros superbes dont la version européenne de l'Ouest abreuvera les spectateurs quelques années plus tard. Si l'antihéros existe déjà dans le genre avant le film d'Aldrich, c'est la première fois qu'un personnage aussi foncièrement immoral a le droit d'être aussi charismatique. Il le doit en grande partie au numéro de Burt Lancaster, qui trouve ici une occasion de briller, imprimant son sourire éclatant dans toutes les mémoires, et particulièrement celle du petit Alex de la Iglesia qui rendra à cette interprétation un vibrant hommage dans PERDITA DURANGO. Avec le personnage de Gary Cooper, qui dans son adhésion désabusée à un code de l'honneur, est plutôt encore rattaché aux idéaux du western classique, VERA CRUZ orchestre, mais sans s'en douter, la rencontre –à défaut de la passation de pouvoir- de deux générations de héros westerniens. C'est donc à la confrontation entre deux systèmes de valeurs que nous assistons : le tout mènera au duel final, tragique, où l'un des deux personnages devra renier, en même temps qu'il abat son ami, une partie de lui-même avant de continuer sa route, inaugurant une longue série de héros aux pulsions duales…
A mi-chemin entre le divertissement et la tragédie, entre le déniaisage des héros du western américain et le sérieux avec lequel celui-ci traitait ses enjeux dramatiques, VERA CRUZ s'apprécie aujourd'hui à la fois comme un véritable classique et un incroyable précurseur. Alors que le film déjà se suffit parfaitement à lui-même, rétrospectivement, le spectateur qui a vu comme tout le monde les films de Leone appréciera les emprunts –esthétiques et autres- que le maître italien fit à VERA CRUZ, quand il s'agira de faire du neuf avec du vieux. Western prenant pour décor la révolution mexicaine bien avant EL CHUNCHO de Damiani ou EL MERCENARIO de Corbucci, western qui –s'il n'est pas politisé, comme le seront plus tard ces deux films- place déjà ses personnages devant l'engagement ou l'indifférence, et montre l'inévitable confrontation entre des valeurs strictement individualistes et l'injustice sociale, VERA CRUZ porte déjà en lui une bonne partie des thèmes des westerns Zapata européens. La différence est ici que le film restera au final profondément pessimiste. L'adhésion à la révolution se fera au bout du compte plus parce que les antihéros n'ont pas d'autre choix que de prendre position dans la bataille, que dans l'espoir de construire un monde meilleur. A l'intérêt historique par rapport à l'histoire du genre, s'adjoint la qualité du métrage : Aldrich signait là un de ses meilleurs films, en équilibrant sa violence coutumière avec la relation entre deux personnages marquants, et tous les enjeux qu'entraîne leur confrontation. Derrière le bruit et la fureur de la révolution mexicaine, l'histoire tend à rejoindre cette universalité des thèmes qui fait en grande partie la force du genre. Et comme Gary Cooper dans le film, on se prend à se poser la question : tuer un Joe Erin rend t-il le monde véritablement meilleur ? Où est-ce que tout n'est qu'un jeu où on peut se permettre de tricher ?...
Côté supplément, l'édition MGM zone 2 reprend exactement ce que proposait son homologue outre atlantique, c'est dire si c'est aride : la bande-annonce, et basta. Techniquement, si le support permet de redécouvrir le film dans de bonnes conditions, la copie n'est pas exempte de défauts. Si globalement l'image est assez belle, un grain assez accusé et quelques rayures se signalent à intervalles réguliers, malgré la bonne tenue d'ensemble. Ceci étant dit, cette édition reste honorable. Avec le fait qu'elle se trouve facilement à petit prix, cela fait deux excellentes raisons, dont une au moins est suffisante, pour s'en contenter… Découvrir ou redécouvrir un tel film pour une poignée d'euros devrait faire passer la pilule d'avoir une édition correcte, sans plus, quand par exemple une véritable restauration de l'image aurait été amplement méritée.
Si le talent d'Robert Aldrich revisitera plus tard les terres brûlées du western avec notamment BRONCO APACHE, VERA CRUZ reste la plus marquante de sa contribution au genre, ne serait-ce que pour l'influence considérable qu'il eut sur son évolution. Un classique, inoubliable pour ses personnages et le souffle qui le parcourt, auquel on pardonnera ses quelques petits défauts, dus à la trop grande turbulence d'un réalisateur talentueux mais surexcité.