3. La magie du 70mm

Ensuite, pour les bilingues et les vrais fêlés de format large, le festival proposa deux films aux proportions énormes (dans le budget et dans l'insuccès) mais dans une version doublée en allemand. Il s'agissait ainsi de copies 70mm spécialement tirées pour le territoire allemand à l'époque de leur sortie. L'EXTRAVAGANT DOCTEUR DOLITTLE de Richard Fleischer donna le coup d'envoi du festival, sorte de mini-glissement vers les matinées enfantines. Cette production d'Arthur P. Jacobs (producteur de la série de films de LA PLANETE DES SINGES) frôla la énième déroute financière de la 20th Century Fox en 1967. Tourné en TODD AO, doté d'un énorme budget, cette adaptation du livre pour enfant de Hugh Lofting faisait partie du trio de films musicaux (avec STAR ! et HELLO, DOLLY !) lancés par la Fox afin de surfer sur le succès de MARY POPPINS et de LA MELODIE DU BONHEUR. Les trois furent de sanglants échecs commerciaux et le film de Richard Fleischer récolta de manière assez inexplicable deux Oscars : des effets spéciaux (à voir le film, on se demande pourquoi !) et l'autre pour la meilleure chanson. Le tout ne fut qu'une atteinte dérisoire de la part de la Fox d'atténuer les pertes du film en effectuant un lobbying épuisant auprès des membres de l'académie des Oscars, ce qui porta ses fruits. Aujourd'hui, il reste un métrage typique de son époque, frôlant l'overdose de sucrerie mais avec un personnage principal qui garde une saveur particulière. Rex Harrison incarne une sorte de néo-rebelle, végétarien, parlant aux animaux et en conflit avec les instances policières et les convenances de l'époque. Il attire donc immédiatement la sympathie. Pour cette occasion, il aura quand même fallu braver le doublage allemand non seulement des dialogues mais également des chansons, comme il était de coutume dans les années 60. La copie présentée a quelque peu perdu de sa superbe côté couleurs, mais le son stéréophonique donne une spectre sonore assez vaste et une précisions dans la répartition des effets sonores qui force le respect… et toujours cette " patte " 70mm dans la définition, plus précise que jamais.

L'autre doublage forcené en teuton fut la bondieuserie LE ROI DES ROIS. Produit par le spécialiste du spectacle maousse 60's, Samuel Bronston, et réalisé par Nicholas Ray, le film fut tourné en Super Technirama 70 (format 2.21 :1). Magnifiée d'un son en 6 pistes magnétiques stéréophoniques, la partition de Miklos Rosza n'aura jamais eu autant de puissance évocatrice à travers ce système de diffusion sonore. Le film raconte l'histoire de Jésus-Christ, interprété ici par Jeffrey Hunter. Aujourd'hui oublié, il fut une star des teenagers de l'époque, d'où son surnom de "I was a teenage Jesus" à la sortie du film. En effet, les spectateurs étaient peu habitués au jeune âge de l'acteur (35 ans) pour interpréter le rôle du prophète… alors que, paradoxalement, il avait à deux ans près l'âge requis. Il faut aussi préciser qu'il donne une interprétation absolument remarquable, peut-être la meilleure pour le rôle de JC (sans VD). La copie eu, trois fois hélas, droit au traitement du passage en couleur rosée. Affublée d'un doublage allemand, les 168 minutes furent assez rudes. Malgré cela, le film montre un Nicholas Ray fin technicien. Il n'y a qu'à voir la prouesse technique du serment sur la montagne. 5000 figurants et la gigantesque caméra du système Technirama filmant allègrement Jésus se déplaçant sur le flanc d'une montagne dont l'angle avoisine les 70 degrés. Et malgré tout, une sensation de calme, de sérénité dans la gestion des déplacements dans l'espace. Egalement, de très belles scènes où l'émotion monte sans pathos (les guérisons de l'aveugle et du paralytique), où le Christ n'est montré qu'à travers un jeu d'ombres. Et curieusement, Ray sait se libérer de la contrainte du grand spectacle attendu pour ce type de format, et fait passer les sentiments grâce à de spectaculaires gros plans sur des yeux qui emplissent l'écran géant du cinéma Schauburg. Un grand et beau moment.

La suite du programme a pu fournir des copies en version originale non doublée, et le programmateur a su également donner dans la Bronstonmania, avec LE PLUS GRAND CIRQUE DU MONDE d'Henry Hathaway. Si LE ROI DES ROIS fut un succès, il n'en fut pas de même avec ce métrage qui, avec LA CHUTE DE L'EMPIRE ROMAIN, précipita la banqueroute du producteur indépendant. Filmé en Super Technirama 70, adoubé du son stéréophoniques 6 pistes magnétiques et doté d'une composition musicale du grand Dimitri Tiomkin qui donne un thème à la beauté nostalgique et quasi (bizarrement) Mancinienne. Là aussi, le mixage sonore s'en donne à cœur joie, notamment dans les superbes scènes de cirque au début du film. Une mise en scène magistrale d'Hathaway qui donne la pleine mesure du format 70mm dans ses multiples niveaux de lecture d'images. Des plans composés d'une complexité rare mais qui témoigne de la solidité technique du Monsieur. Hathaway avait déjà su tirer le meilleur parti du format Cinerama en donnant les meilleures et plus excitantes scènes d'action de LA CONQUETE DE L'OUEST. On trouve des traits d'humour dans les relations entre le personnage de Wayne et son entourage qui rappellent les précédentes collaborations avec Henry Hathaway (LE GRAND SAM, entre autres). Il ne s'agit pas d'un western, mais l'ombre de John Wayne planant, on n'en est pas très loin. Ceci causa d'ailleurs le départ de David Niven qui fut originalement choisis pour jouer Carson. Suspectant que Wayne voulut en faire un neo-western tournant autour de son aura, il quitta le navire et fut remplacé par Lloyd Nolan.

Plusieurs éléments clochent dans le film : Claudia Cardinale, tout charmante et bonne actrice qu'elle soit, n'est pas très crédible. Le rythme, cahin-caha, avance au gré des coups de gueule de John Wayne. Si l'on excepte le brasier, la majeure partie des effets pharaoniques se situe curieusement en début de métrage, avec notamment un improbable mais grandiose naufrage du navire transportant le cirque. Tout à l'image, quelque part, du film : recherchant l'effet spectacle afin d'en donner un maximum au spectateur et qu'il y en ait partout sur l'écran. Ceci au détriment d'un scénario chaotique, vaguement relié à l'argument d'un amour perdu (Wayne/Hayworth), qui enquille de manière anecdotique des péripéties gratuites. Des seconds rôles qui semblent vides, mal écrits voire méchamment coupés au montage comme celui de Richard Conte. On ne peut pas dire qu'on s'ennuie sur les quelques 142 minutes du film, mais on assiste à un objet filmique dénué de véritable enjeu, prévisible même si parfois grandiloquent. Mais indéniablement, LE PLUS GRAND CIRQUE DU MONDE a été pensé, écrit et filmé pour du 70mm.

Une bien meilleure copie attendait la vision des CHEYENNES de John Ford. Fraîchement accueilli par la critique de l'époque, le film ne rencontra guère son public à sa sortie. 46 ans après, on voit quand même à quel point ce western est désabusé, désenchanté et annonce quelque peu la fin d'un cycle hollywoodien. Car filmer l'ultime révolte d'un peuple asservi par l'homme blanc n'est pas le meilleur concept pour un spectacle 70mm, et donc un sujet de divertissement attendu par le public… Tourné en Super Panavision 70 et d'un aspect de projection en 2.21 :1, LES CHEYENNES donne un ton sombre à l'histoire. Porté par un Richard Widmark sobre et engagé et une Carroll Baker inattendue en quaker, Ford tente un portrait sans concession de la politique américaine face à la population Cheyenne, privée des promesses de retour à leur terre natale. Le film est malheureusement assez démonstratif et pataud dans ses scènes à Washington. Ce qui contraste avec celles lors de l'interaction avec les indiens, justes et fortes. Même si l'on peut reprocher le choix d'acteurs comme Sal Mineo, Riccardo Montalban ou encore Dolores del Rio pour les rôles clés de la population cheyenne. Pour la véracité, il faudra repasser. Maintenant, après la vision du métrage, on se demande quand même ce qui a bien pu pousser John Ford a accepter de tourner le film dans un tel format. Les paysages sont on ne peut plus éclatants, les scènes d'attaques et de cavalerie aussi… mais la meilleure scène demeure l'intervention de Karl Malden et ses yeux de chien fou alcoolique avant le massacre qui allait se dérouler dans son camp. Il reste 158 minutes d'un western un peu longuet, organisé en forme d'excuse auprès d'un peuple boiteux, malade et en bout de course mais qui, grâce au 70mm, sait se doter d'une image monumentale. Un gros point noir, cependant : la narration est inexplicablement interrompue par une scène comique hautement incongrue, portée par un James Stewart ahuri dans la peau de Wyatt Earp et Arthur Kennedy dans celle de Doc Holiday. Inutile et ridicule, cette scène casse le rythme et donne dans un comique proche du crime de lèse-western. Ultime pied-de-nez à l'establishment par un Ford vieillissant ou atteint de gâtisme précoce… On reste un peu éberlué par cette scène qui aurait largement pu être laissée sur la table de montage, même si elle était destinée à remplacer l'intermission de rigueur. Quitte à donner dans le comique, autant le faire de manière franche comme dans SUR LA PISTE DE LA GRANDE CARAVANE !

Même format Super Panavision 70 (et aspect 2.21 :1) pour le compagnon de route du film de John Ford, à savoir LORD JIM de Richard Brooks. Un film d'une noirceur peu commune sur le plan humain : la trajectoire d'un homme déchu pour cause de couardise et ses tentatives de rédemption. Le film n'est pas avare en scènes d'actions. Les effets spéciaux des miniatures laissent un peu à désirer mais on ne peut nier la violence magistrale des tempêtes. Et quel son tonitruant ! L'assaut du fort tenu par Eli Wallach est un modèle de vrombissements, explosions, mouvements d'hommes et d'idéal de liberté. Peter O'Toole donne une de ses interprétations survoltée et possédée à la hauteur d'un LAWRENCE D'ARABIE. Un vrai film d'aventures doté d'un parcours humain profond, sans pathos facile ni de concession au tiroir caisse. L'ambiance parfois dépressive donne à penser qu'il n'a pas du être facile à Richard Brooks d'imposer sa vision du roman de Joseph Conrad. Une copie aux tons parfois sombres, mais qui révèle des couleurs éclatantes. Il n'y a qu'à observer les plans du visage de Peter O'Toole : ses yeux bleus explosent littéralement à l'écran, oblitérant toute autre forme de vie autour. Une beauté, une précision presque en dehors du commun pour un résultat, un piqué et une sensation encore plus belle qu'un Blu Ray ! Il s'agit de ces courts instants dans la vie d'un cinéphile où l'on peut se dire qu'on a assisté à un plan, un éclairage, une sensation fugace de perfection rare.

Un cas un petit peu à part : celui des TZIGANES MONTENT AU CIEL. Ce film russe (aujourd'hui, il serait en fait de nationalité moldave !) d'Emil Lotianu connut les honneurs d'une sortie française en 1977. A l'époque, il rencontra un immense succès en feu l'URSS, cumulant presque 65 millions de spectateurs ! A ce jour, il semble uniquement disponible sur notre territoire en VHS… mais à l'origine, Emil Lotianu tourna en Sovscope 70, l'équivalant russe des systèmes 70mm occidentaux, à l'instar de films comme HUMANOID WOMAN ou encore SIBERIADE. Une copie en version originale et sous-titrée… allemand pour l'occasion donne à voir une fresque aux frontières du fantastique, d'après un récit de Maxime Gorki. Une histoire d'amour impossible entre Zadar (Grigor Grigoriu) et Nada, une jeune tzigane éprise de liberté. Elle le guérit miraculeusement d'une blessure, certains la prennent pour une sorcière… et l'on suit leurs pérégrinations elliptiques au milieu de splendides paysages moldaves, captés par une caméra donnant à merveille toute la puissance de sa largeur d'écran. Evocation lyrique, haute en couleurs, nimbés de ralentis hypnotiques lors de scènes de danses, et dotée d'une certaine puissance érotique insoupçonnée. Mais surtout un regard évitant les stéréotypes d'usage sur la culture tzigane. Une part d'âme tragique sur grand écran – si l'on sait mettre de côté quelques élans romantiques désuets -, mais une fresque au ton inattendu que l'on peut conseiller à certains membres du gouvernement français de 2010, entre autres. Là aussi, à découvrir impérativement dans son format cinématographique initial. La copie présentée avait perdu de sa superbe : on dénote quelques sons étouffés et des effets stéréo (également en 6 pistes magnétiques stéréo) artificiels. Mais surtout une qualité d'image bien moindre dans la définition et le point sur les visages. Tirage de la copie ? Travail du temps qui passe ? Ou simplement qualité du matériau de base ? Le mystère demeure.

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Dossier réalisé par
Francis Barbier